20.
Lumière et ténèbres
Aujourd’hui, j’ai passé le braigh aux poignets de David Redstone. Morgan était présente. Elle a tout vu. Je doute qu’elle me pardonne un jour.
Il le faut pourtant, parce que j’ai besoin d’elle. Ô Déesse, comme j’ai besoin d’elle !
Je crois que je suis en train de tomber amoureux. Et ça me fait peur.
Gìomanach
* * *
Voir David honteux et meurtri dans la neige, voir la douleur de Hunter déformer son visage, tout ça, c’était trop pour moi. Je me suis mise à courir entre les arbres, aussi vite que je le pouvais. Je trébuchais dans la neige, des branches s’accrochaient à mes vêtements. Un rameau de bouleau s’est pris dans mes cheveux. J’avais beau avoir mal, j’ai poursuivi droit devant et le rameau s’est brisé. J’ai ressenti la douleur de l’arbre. Tout ce qui était vivant souffrait, et j’étais un maillon de la chaîne : je souffrais et causais de la souffrance à mon tour.
Au bout de plusieurs minutes qui m’ont semblé des heures, je suis sortie des bois et me suis retrouvée derrière un petit immeuble de bureaux. Je n’avais aucune idée de l’endroit où j’étais et je m’en moquais bien. J’ai continué à courir, mes semelles claquant sur le bitume. Puis j’ai entendu des bruits de pas derrière moi. J’ai reconnu une présence familière. Sky.
— Morgan, arrête-toi !
J’ai hésité à tenter de la semer, mais je n’en pouvais déjà plus. Le souffle court et le cœur battant la chamade, j’ai ralenti pour la laisser me rattraper. Elle aussi semblait épuisée. Elle a attendu d’avoir retrouvé son souffle pour me dire :
— Un interrogatoire mené par un Traqueur n’est jamais agréable à regarder.
— C’est horrible, oui ! ai-je pratiquement hurlé. Je n’arrive pas à croire que Hunter ait choisi de faire ça !
— Parce que tu crois qu’il y prend plaisir ?
— Il l’a choisi, ai-je répété, encore révulsée par la scène. Il savait ce qui l’attendait en devenant Traqueur. Et en plus, il excelle dans son domaine !
Silence.
— Tu as de la chance que je ne te gifle pas pour ces paroles ! a fini par lâcher Sky. Tu ne sais pas de quoi tu parles, Morgan.
Sans m’en rendre compte, j’ai tendu la main pour lui jeter une boule de feu bleue. Sky a aussitôt levé un doigt, et le feu s’est désagrégé doucement.
— Tu n’es pas la seule sorcière de sang ici, tu sais, a-t-elle grommelé. D’accord, ton pouvoir dépasse l’entendement, mais j’ai bien plus d’expérience que toi. Alors, ne cherche pas la bagarre, parce que tu ne gagnerais pas.
Je n’avais pas voulu la blesser. J’étais juste en colère, dégoûtée et épuisée. Je me suis remise en route vers les lumières de la ville, Sky sur les talons.
— Je suis trop fatiguée pour me battre, ai-je avoué.
— Tant mieux. Maintenant, écoute-moi : Hunter souffre plus que quiconque des tourments qu’il inflige aux autres.
— Alors, pourquoi le fait-il ?
— L’explication tient sans doute à la mort de Linden. Même si le Grand Conseil l’a déclaré non coupable, il se sent toujours responsable. Être un Traqueur lui permet de se racheter. Il pense que, s’il arrive à empêcher les autres de flirter avec le côté obscur, Linden ne sera pas mort en vain. Pourtant, ça le ronge d’utiliser le braigh.
— À t’entendre, il se punit lui-même.
— C’est ce que je pense, en effet.
— Je ne comprends toujours pas sa motivation, si ça le rend malheureux.
— Hunter ne connaît que trop bien la destruction et la souffrance que les forces obscures sèment dans leur sillage. Et il consacre sa vie à les combattre. Il se bat pour le bien, Morgan. Comment peux-tu le haïr à cause de ça ?
— C’est faux, ai-je protesté doucement. Je ne le hais pas.
— Tu sais, en tant que dernière descendante de Belwicket, tu dois comprendre à quel point il est important que tu l’aides dans sa lutte. Nous ne pouvons pas laisser la vague noire l’emporter…
J’ai secoué la tête, l’esprit confus.
— Je pensais que le pire était derrière moi, après la trahison de Cal. Et maintenant on me parle d’une guerre contre les ténèbres !
— Oui, et c’est un combat aussi beau et douloureux que tous ceux que l’humanité a menés. Je suis désolée que tu y sois mêlée.
— Dire que ma famille ignore tout de ces forces obscures…
— Je ne dirais pas cela. Ils sont catholiques, non ? L’Église offre une définition assez claire du mal. Elle lui donne d’autres noms et le combat avec d’autres armes, voilà tout. Les ténèbres et le mal ont toujours participé du monde, Morgan.
— Et je devrais me considérer comme chanceuse de l’avoir vu d’aussi près ?
— Si on veut, a-t-elle répondu en souriant. Le seul réconfort, c’est de savoir que tu n’es pas seule dans cette lutte.
D’un signe de tête, elle a désigné une cabine téléphonique au bout du trottoir.
— J’ai dit à Hunter de ne pas nous attendre pour raccompagner David. Si on veut revoir Widow’s Vale un jour, il va falloir qu’on appelle quelqu’un. Tu crois que Bree pourrait venir nous chercher ?
J’ai plongé la main dans ma poche à la recherche de quelques pièces.
— OK. Je l’appelle.
* * *
Lorsque Bree m’a déposée chez moi, je suis montée me coucher directement. Le lendemain, au lycée, j’ai évité tout le monde, les Wiccans et les autres. Je me sentais mal, presque trahie par la magye. Pourquoi quelque chose de si beau pouvait-il devenir aussi horrible ?
Une fois rentrée chez moi après les cours, je me suis absorbée dans mes devoirs afin de ne plus penser au reste. Ensuite, je suis descendue à la cuisine pour préparer le repas en attendant le retour de mes parents et de Mary K.
J’étais en train de couper des oignons quand j’ai senti la présence de Hunter. Bon sang ! ai-je pensé. Qu’est-ce qu’il veut encore ? Je l’ai rejoint dans le jardin. Il semblait à bout de forces.
— Entre, ai-je lancé.
Je savais qu’il souffrait, mais je ne pouvais plus le regarder en face. Malgré ce que m’avait dit Sky, malgré ce que me disait mon cœur, à cet instant, je ne voyais en lui que le Traqueur.
Il m’a suivie dans la cuisine, et j’ai recommencé à couper mes légumes.
— Je voulais m’assurer que tu allais bien, a-t-il déclaré. Je sais que la journée d’hier a été pénible pour toi.
— À voir ta tête, elle n’a pas dû être agréable pour toi non plus.
— C’est toujours difficile, tu sais… J’ai une mauvaise nouvelle. Le Grand Conseil a déclaré David coupable. Il doit être dépossédé de ses pouvoirs, m’a-t-il annoncé d’une voix tremblante.
Je savais qu’il devait en souffrir plus que quiconque… À part peut-être David, qui m’avait expliqué un jour que certains sorciers devenaient fous lorsqu’ils ne pouvaient plus faire de magye.
— Alors, le Conseil va lui retirer ses pouvoirs ? me suis-je enquise.
— Non. C’est moi qui en suis chargé. Demain, au coucher du soleil. J’ai besoin de témoins… De quatre sorciers de sang.
Je l’ai dévisagé. À voir la peine dans son regard, j’ai deviné ce qu’il voulait de moi.
— Non, ai-je protesté en reculant d’un pas. Tu ne peux pas me demander ça !
— Morgan, je t’en prie.
Je me suis mise à pleurer à chaudes larmes.
— C’est horrible ! ai-je sangloté. Si c’est ça, la magye, alors, je n’en veux plus ! J’en ai marre de souffrir et de voir les autres souffrir. Ça suffit, je n’en peux plus !
— Je sais, m’a répondu Hunter, dont la voix se brisait. Je suis désolé.
Il m’a prise dans ses bras et je me suis laissée aller contre son torse. Je me suis alors souvenue des paroles de Cal : il y a de la beauté et de la laideur en toute chose. Il n’y a pas de joie sans tristesse, de vie sans mort, de rose sans épines. À cet instant, j’ai compris que ma vie aurait son lot de peines et de tourments, tout comme elle m’apporterait de la joie et de la beauté.
Je me suis écartée pour attraper un mouchoir. Hunter a pris une grande inspiration et a essuyé une larme sur ma joue.
— On a l’air chouettes, tiens, a-t-il fait remarquer en souriant. Deux sorciers de sang qui pleurent comme une Madeleine…
— Je dois être affreuse, ai-je gémi en me mouchant.
— Pas du tout, tu as l’air de quelqu’un qui a le courage d’affronter ce qui lui brise le cœur, et je te trouve… très belle.
Sa bouche s’est posée sur la mienne avec tendresse. Nous nous sommes embrassés passionnément, comme si chacun puisait dans l’autre quelque chose de vital.
Puis nous nous sommes regardés dans les yeux en silence, à croire que nous nous voyions pour la première fois. Mon cœur battait la chamade et je me demandais ce que j’allais lui dire quand nous avons entendu la voiture de mon père remonter l’allée.
— Bon, a murmuré Hunter en passant la main dans mes cheveux. Il vaut mieux que j’y aille.
J’ai acquiescé et l’ai raccompagné à la porte. Soudain, la raison de sa visite m’est revenue :
— Demain, ça va être horrible, n’est-ce pas ?
Il a hoché la tête, sans rien ajouter.
— D’accord. J’y serai, ai-je promis en sentant les larmes revenir. Ô Déesse, est-ce que la vie sera à nouveau douce ?
— Oui, m’a-t-il assuré en m’embrassant une nouvelle fois. Je t’en fais le serment. Mais pas avant après-demain.
* * *
Mardi, au coucher du soleil, nous nous sommes retrouvés chez Hunter et Sky pour le rituel. J’ai découvert que le quatrième témoin n’était autre que Diarmuid, le neveu d’Alyce – et le guitariste des Fianna.
Sans un mot, Hunter nous a entraînés vers la pièce du fond. Dehors, le vent hurlait dans le ravin.
Des bougies illuminaient l’autel et les quatre coins de la pièce. À genoux, tête baissée, les mains attachées dans le dos, David se trouvait au cœur d’un pentagramme qui brillait d’une lueur bleu saphir. Il portait une chemise et un pantalon blancs tout simples, et n’avait pas de chaussures. Son visage était un masque de peur et de vulnérabilité. Le voir ainsi m’a fendu le cœur.
Suivant les indications de Hunter, chacun de nous s’est positionné à l’extrémité d’une branche du pentagramme. Hunter est resté sur celle qui pointait vers le haut. En prenant ma place, j’ai remarqué un petit tambour par terre, derrière Sky. Alyce ne quittait pas David des yeux, et son expression trahissait une grande tristesse.
Hunter a tracé un cercle de sel autour du pentagramme et a commencé :
— Nous invoquons la Déesse et le Dieu pour qu’ils nous assistent dans ce rite de justice. En ce jour, au coucher du soleil, nous reprenons à David Redstone la magye dont vous lui aviez fait don… Jamais plus il ne sera sorcier. Jamais plus il ne connaîtra la beauté de votre pouvoir. Jamais plus il ne pourra nuire. Jamais plus il ne sera l’un des nôtres… David Redstone, le Conseil international des sorciers s’est réuni et a rendu son verdict, a continué Hunter d’une voix neutre. Tu as invoqué un esprit des ténèbres et un homme a failli en mourir. Pour ton crime, ton châtiment sera la perte de tes pouvoirs. Comprends-tu ?
— Oui, a soufflé l’accusé dans un murmure.
Sky a commencé à battre la mesure sur le tambour. J’ai eu l’impression que le temps s’était figé. Peu à peu, nos respirations se sont synchronisées au rythme des percussions. Nos énergies se sont déployées dans la pièce et se sont unies en une ligne blanche étincelante qui s’est superposée aux contours bleus du pentagramme.
La cadence s’est accélérée, et la lumière s’est intensifiée. Nos énergies mêlées de sorciers de sang n’en formaient plus qu’une. Nous nous sommes donné la main pour canaliser notre puissance, et j’aurais presque pleuré de soulagement en sentant mon pouvoir se répandre en moi, si familier, plus fort que jamais.
Hunter a fait un pas afin de poser le manche de son athamé sur le pentagramme. Pendant une seconde, la dague a brillé. Ensuite, il a commencé à tourner autour de David en traçant avec son athamé une spirale de lumière bleu et blanc.
Notre pouvoir accumulé s’est déversé dans la spirale, qui a commencé à tournoyer autour de David. Celui-ci a gémi en voyant apparaître puis disparaître dans les volutes une image de lui-même lorsqu’il était petit garçon. Sont ensuite venues d’autres images de lui dans sa robe de cérémonie, son athamé à la main, en train de jeter des sorts ; de lui trouvant un oiseau blessé et dessinant sur le petit corps une rune de guérison avant de regarder, émerveillé, l’oiseau reprendre son envol ; de lui, encore, en train de purifier Magye Pratique avec du cèdre et de la sauge. Ces souvenirs le quittaient comme autant de fantômes tandis qu’il pleurait la perte de tout ce qu’il aimait, de toutes les expériences qui l’avaient façonné et défini en tant qu’individu.
Lorsque les derniers filaments de magye eurent quitté David, Hunter a tendu de nouveau le manche de son athamé et la spirale y a disparu, comme si l’athamé l’avait aspirée.
— David Redstone, le sorcier Burnhide, n’est plus, a conclu Hunter. La Déesse nous enseigne que toute fin est également un nouveau départ. Puisses-tu renaître de tes cendres.
Le battement du tambour a cessé et la lumière couleur saphir du pentagramme a disparu peu à peu. David gisait par terre, telle une coquille vide. Alyce s’est agenouillée pour le prendre dans ses bras.
— Que la Déesse soit avec toi, a-t-elle murmuré en fondant en larmes.
Diarmuid s’est approché d’elle et l’a entraînée dans le salon pour qu’elle se reprenne.
Sky observait Hunter en silence pendant qu’il coupait les liens aux poignets de David. Puis, d’un geste tendre, il l’a aidé à se relever et lui a dit d’une voix qui n’avait plus rien de celle du Traqueur :
— Je vais vous préparer une tisane qui vous aidera à dormir. Venez avec moi.
David s’est laissé guider en silence, comme un enfant égaré dans le corps d’un homme. Sky a soupiré en se passant la main dans les cheveux.
— Ça va ? s’est-elle enquise en me regardant.
— Je ne m’attendais pas à ça. Je pensais que le rituel ressemblerait plus à celui du braigh.
— Tu veux dire à de la torture physique ?
— Oui. C’était à la fois plus doux et bien pire.
Dire que Selene avait voulu m’arracher mes pouvoirs ! Ô Déesse, quels tourments aurais-je soufferts ? ai-je songé.
— Sortons de là, a déclaré Sky en éteignant toutes les bougies, sauf deux qu’elle a laissées allumées sur l’autel. Je purifierai la pièce demain.
Au ralenti, je l’ai suivie jusqu’au salon.
— Tu sais, on a découvert le fin mot de l’histoire, m’a-t-elle annoncé. Afton a eu tellement peur du taibhs qu’il ne voulait plus rien avoir affaire avec la boutique. Voilà pourquoi il a effacé la dette. Cependant, la frayeur a dû fragiliser son cœur, si bien que, quand il a reçu les gâteaux d’Alyce, il a eu une attaque.
— Quoi ? Tu veux dire que…
— Elle les avait envoyés pour le remercier, mais les forces obscures profitent de toutes les occasions. Cette marque de gentillesse a eu des conséquences terribles. N’en parle pas à Alyce, elle n’est pas au courant. Cela lui causerait trop de peine.
— Entendu. Et qu’est-ce que Magye Pratique va devenir, maintenant ?
— Hunter en a discuté avec Afton, qui se remet doucement. Comme la chaîne de librairies s’est retirée du projet de vente, Afton est d’accord pour qu’Alyce rembourse la dette petit à petit. Elle peut donc garder le magasin.
Lorsque Hunter nous a rejointes dans le salon, Sky s’est éclipsée à l’étage.
— Morgan, tu es encore là ? Merci pour tout. Je sais à quel point ça a été dur pour toi.
Il semblait épuisé et vieilli. Ce n’était pas un monstre. Il avait simplement accompli son devoir. Tout au long du rituel, j’avais ressenti sa compassion profonde.
— J’ai quelque chose pour toi, a-t-il déclaré.
Il a plongé la main dans sa poche et en a ressorti un cristal taillé translucide.
— Du quartz ?
D’après son expression, j’ai compris que je m’étais trompée.
— Oh ! Hunter, pitié, je ne suis pas en état de jouer aux devinettes.
— Essaie quand même.
Je me suis concentrée en pensant à tous les noms de minéraux que j’avais appris, pourtant rien ne convenait. Zirconium ? danburite ? diamant ? albite ? Frustrée, j’ai projeté mon énergie dans la pierre pour la forcer à me révéler son nom. Cependant, la réponse ne me satisfaisait pas non plus.
— Elle me dit « béryl », mais c’est impossible, n’est-ce pas ? Le béryl est soit une aigue-marine, soit une émeraude et…
— C’est une morganite, a-t-il murmuré. La pierre qui porte ton nom. C’est une autre forme de béryl.
— Une morganite ?
— Elle change de couleur en fonction de la lumière du soleil. Elle peut être blanche, lavande, rose et même bleu pâle. C’est une pierre curative puissante. Et elle a un autre pouvoir, a-t-il ajouté en recouvrant la pierre d’une main.
Il a plongé son regard dans le mien, et ses yeux verts m’ont semblé aussi profonds que l’océan.
— Si un sorcier de sang la tient au creux de sa main et lui envoie de l’énergie, elle révèle ce qui compte le plus pour lui.
Hunter a soulevé la main et, au cœur de la pierre, j’ai vu mon visage.